Cet article est le troisième d’une série de quatre brèves publiées au cours du mois de septembre visant à mettre en lumière le rôle que la technologie Blockchain est susceptible de jouer afin de protéger, au-delà des créations, les savoir-faire des entreprises.
La directive n° 2016/943 du 8 juin 2016, que la France devra impérativement transposer en droit interne avant le 9 juin 2018, vise à protéger les « savoir-faire et informations commerciales non divulgués (secrets d’affaires) » contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites.
Cela consiste notamment à :
- Mettre en place dans les ordres juridiques nationaux une protection uniformisée exclusivement civile,
- Et fixer un seuil minimum de protection «sans préjudice de la possibilité pour les Etats membres de prévoir une protection plus étendue » (considérant 10 de la Directive).
Elle présente la particularité d’adopter une nature hybride : alors que la caractérisation des actes illicites rappelle le droit de la concurrence déloyale, les remèdes et les sanctions sont, eux, largement inspirés des droits de propriété intellectuelle.
Une conciliation entre principes légaux
La protection des secrets d’affaires n’est pas absolue et s’insère dans le cadre légal préexistant. Ainsi, comme le rappelle l’article 1 de la Directive, la protection qu’offre cette dernière ne porte atteinte :
- Ni à l’exercice de la liberté d’expression et d’information garantie par la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne et par la Convention EDH ;
- Ni aux règles de l’Union ou aux règles nationales, qui sont susceptibles d’exiger la révélation de secrets d’affaires au public, aux autorités administratives ou judiciaires pour des motifs d’intérêt public. Ces règles peuvent également obliger ou autoriser les institutions ou les autorités à divulguer des informations communiquées par ces entreprises.
L’article 1 énonce également que la protection des secrets d’affaires telle qu’édictée dans la directive ne doit pas permettre de restreindre la mobilité des « travailleurs », notamment :
- En limitant l’utilisation par les « travailleurs» d’informations qui ne constituent pas un secret d’affaires tel qu’il est défini à l’article 2, point 1) ;
- En limitant l’utilisation par les « travailleurs» de l’expérience et des compétences acquises de manière honnête dans l’exercice normal de leurs fonctions ;
- En imposant aux « travailleurs» dans leur contrat de travail des restrictions supplémentaires autres que celles imposées conformément au droit de l’Union ou au droit national.
Il est également précisé que la directive ne doit pas porter atteinte à l’autonomie des partenaires sociaux pour conclure des conventions collectives.
Une définition extensive
Il faut observer que l’article 2 de la directive donne une définition très large des secrets d’affaires. Cette définition uniformisée est structurée autour de trois conditions cumulatives :
- Des informations Secrètes : dans leur globalité ou dans la configuration et l’assemblage exacts de leurs éléments (modification par le Conseil de l’UE en date du 25 mai 2016), elles ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s’occupent normalement du genre d’informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles.
- Ces informations ont une valeur commerciale, actuelle ou potentielle, parce qu’elles sont secrètes. Le considérant 14 précisait déjà qu’il s’agit également d’informations dont l’obtention illicite créerait un préjudice au détenteur légitime.
- Ces informations font l’objet, de la part de la personne qui en a le contrôle de façon licite, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes.
Cette définition extensive permet d’appréhender potentiellement, et donc protéger, un grand nombre d’informations.
Des agissements fautifs envisagés très largement
Conformément à l’article 4 de la directive, les détenteurs ont le droit de s’opposer à 4 types de comportements illicites :
- L’obtention du secret, lorsqu’elle résulte :
- d’un accès non autorisé, d’une appropriation ou d’une copie illicite de tout élément contenant le secret d’affaires, où à partir duquel il peut être déduit ;
- et plus largement de tout comportement contraire aux usages honnêtes ;
- L’utilisation ou la divulgation du secret, lorsqu’elle est réalisée :
- par une personne l’ayant obtenu de façon illicite;
- par une personne agissant en violation d’un accord de confidentialité ou de toute obligation de ne pas divulguer ou de limiter l’utilisation du secret d’affaires ;
- L’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret, par une autre personne, lorsqu’elle savait ou aurait dû savoir que ledit secret avait été divulgué ou était utilisé de manière illicite – on peut alors parler ;
- La production, l’offre, la mise sur le marché, l’importation, l’exportation ou le stockage à ces fins de biens en infraction, lorsque la personne qui exerce ces activités savait ou aurait dû savoir que ledit secret était utilisé de manière illicite, au sens de 4§3. On peut alors parler d’ « atteinte par incorporation d’un secret à un produit ».
Cas d’obtention licite de secrets d’affaires
Dans la mesure où la protection ne confère aucun droit exclusif et que seule l’appréhension ou la divulgation fautive sont sanctionnées, l’obtention de secrets d’affaires est licite lorsqu’elle résulte :
- D’une découverte ou d’une création indépendante (art.3§1.a) ;
- De l’observation de l’étude, du démontage ou du test d’un produit ou d’un objet mis à la disposition du public, ou qui est licitement en possession de la personne qui obtient l’information (art.3§1.b) ;
- De toute autre pratique conforme aux usages commerciales honnêtes (art.3§1.d) ;
- D’actions requises ou autorisées par les lois de l’Union ou par les lois nationales (art.3§2) – cette disposition tend à éviter que les services fiscaux, sanitaires, ou encore douaniers se voient opposer le secret d’affaires dans le cadre de leurs activités.
- De l’exercice du droit des représentants des « travailleurs» à l’information et à la consultation (art.3§1.c).
Exceptions exonérant l’atteinte au secret d’affaires
La directive prévoit des cas dans lesquels l’atteinte au secret d’affaires est certes caractérisée, mais exonérée : il s’agit des cas du droit à l’information et des lanceurs d’alerte. L’article 5 prévoit en ce sens que les Etats membres veillent à ce qu’une demande d’application des dispositions de la directive soit rejetée lorsque l’obtention, l’utilisation ou la divulgation du secret d’affaires a eu lieu :
- Dans l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information tel qu’il résulte de la Charte des droits fondamentaux de l’Union (cas des affaires « Panamagate», « Tafta » etc.) ;
- Pour révéler une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale directement pertinents ; (modifications par le Conseil de l’UE en date du 25 mai 2016), à condition que le « défendeur» ait agi dans le but de protéger l’intérêt général ;
- Par des travailleurs à leurs représentants dans le cadre de l’exercice par ces représentants de leur fonction pourvu que la divulgation soit nécessaire à l’exercice de ces droits ;
- Afin de protéger un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union ou par le droit national.
Il est notable que ces garanties soient placées aux articles 1 et 5 de la directive, ceci témoignant de l’importance qui leur est accordée.
Le cadre procédural de la protection des secrets d’affaires
Une lecture combinée des articles 6 et 7 de la directive permet de déterminer les caractéristiques des mesures et procédures qui doivent être mises en place par les Etats pour protéger les secrets d’affaires. Elles doivent ainsi être:
- justes et équitables ;
- simples et peu coûteuses ;
- effectives et dissuasives ;
- proportionnées, et dans la même logique ne pas créer d’obstacle au commerce légitime.
L’action visant à mettre en œuvre ces mesures ne doit pas non plus viser à retarder ou restreindre l’accès du défendeur au marché, à l’intimider ou à le harceler. Elle doit d’ailleurs être limitée dans le temps. Si la directive laisse théoriquement aux Etats la liberté de fixer les délais de prescription, l’article 8 précise qu’il ne saurait dépasser 6 ans.
La directive vise ainsi à instaurer un système simple, rapide et efficace de protection des secrets d’affaires, respectueux du principe de la liberté du commerce et de la libre circulation des biens.
Le « couloir de confidentialité » : protection des secrets d’affaires au cours des procédures judiciaires
L’article 9 prévoit que le caractère confidentiel des secrets d’affaires doit être protégé au cours des procédures judiciaires. Les Etats membres doivent ainsi veiller à ce que, dans la situation où une partie aurait formulé une demande dûment motivée visant à qualifier de confidentiel un secret d’affaire, les personnes participant à la procédure judiciaire ne soient pas autorisées à utiliser ou divulguer ledit secret d’affaires.
Sont expressément visés, sans que cette liste ne soit exhaustive, les avocats des parties ou autres représentants, le personnel judiciaire, les témoins, les experts, et les parties elles-mêmes.
De plus, les États membres sont tenus de veiller à ce que les autorités judiciaires puissent prendre les mesures particulières nécessaires pour protéger le caractère confidentiel de tout secret d’affaires utilisé ou mentionné au cours d’une telle procédure judiciaire.
Les mesures peuvent consister en :
- Une restriction dans l’accès à tout ou partie de documents ;
- Une limitation dans l’accès aux audiences ;
- Une mise à la disposition de toute personne autre que celle visée ci-avant, une version non confidentielle de la décision judiciaire dans laquelle les passages relatifs aux secrets ont été supprimés ou biffés.
Les mesures provisoires et conservatoires
Comme le rappelle le 26ème considérant de la directive, l’obtention, l’utilisation ou la divulgation illicite d’un secret d’affaires par un tiers peut avoir des conséquences désastreuses pour le détenteur légitime de ce secret, incapable de revenir à la situation qui prévalait avant sa perte.
Ainsi, le détenteur d’un secret peut demander au magistrat, en cas d’atteinte imminente ou avérée, de :
- Faire cesser ou faire interdire l’utilisation ou la divulgation du secret (rappel des produits, etc.)
- Faire interdire – provisoirement ou définitivement – la production, l’importation, l’exportation, la mise sur le marché ou l’utilisation des produits en infraction ;
- Saisir les produits présumés en infraction ou les retirer du marché (voire les remettre à des organisations caritatives) pour empêcher leur circulation sur le marché ;
- Adopter en cas d’atteinte avérée des « mesures correctives appropriées » et notamment des mesures permettant la « suppression du caractère infractionnel » du bien ;
- Condamner le défendeur à des dommages et intérêts (art. 14)
- Ordonner des publications judiciaires (art. 15)
Les juridictions pourront cependant subordonner la poursuite de l’utilisation illicite alléguée à la constitution, par le requérant, de garanties destinées à assurer l’indemnisation du défendeur (au moyen d’une « caution adéquate », ou d’une garantie équivalente).
Précisons que les magistrats saisis d’une demande sont naturellement invités à procéder aux vérifications habituelles (existence du secret, le demandeur est bien le détenteur légitime, caractère illicite des agissements, etc.).
Les mesures provisoires sont ensuite susceptibles d’être révoquées, ou de cesser de produire leurs effets :
- Si une action n’est pas engagée au fond dans un délai maximal de 20 jours ouvrables ou 31 jours civils ;
- Si le caractère de secret d’affaires disparaît pour des raisons qui ne dépendent pas du défendeur.
Critères d’appréciation des demandes formulées devant les magistrats
Les autorités judiciaires compétentes ont « l’obligation de prendre en considération » pour apprécier le bien-fondé d’une demande et une réparation éventuelle les circonstances particulières de l’espèce, y compris, s’il y a lieu :
- La valeur ou d’autres caractéristiques du secret d’affaires ;
- Les « mesures prises pour protéger le secret d’affaires » ;
- Le comportement du défendeur lors de l’obtention, de l’utilisation ou de la divulgation du secret d’affaires ;
- L’incidence de l’utilisation ou de la divulgation illicite du secret d’affaires
- Les intérêts légitimes des parties et l’incidence que l’octroi ou le refus de ces mesures pourrait avoir sur les parties ;
- Les intérêts légitimes des tiers ;
- L’intérêt public ;
- La sauvegarde des droits fondamentaux.
En bref…
La directive impose aux Etats d’instaurer une protection équilibrée des secrets d’affaires en intégrant dans leur droit national :
- Une définition large et uniformisée des secrets d’affaires ;
- Une typologie extensive des atteintes aux secrets d’affaires ;
- Une protection non exclusive et respectueuse des autres droits existants, de la liberté du commerce ;
- Une procédure judiciaire confidentielle adaptée à la nature des secrets d’affaires et imposant au magistrat de prendre en compte de nombreux éléments factuels ;
- Des modes de réparation variés et mesurés ;
- Des garanties visant à moraliser l’action du demandeur ;
Il conviendra d’examiner avec attention le texte de transposition qui devra intervenir avant le 9 juin 2018, mais plusieurs mesures peuvent et doivent dès à présentes être mises en place dans les entreprises, la directive étant entrée en vigueur le 6 juillet 2016.