De nos jours, l’intelligence artificielle (IA pour les intimes) touche un nombre croissant de secteurs de l’industrie, de la reconnaissance vocale aux voitures autonomes, en passant par la justice prédictive… L’intelligence artificielle révolutionne nos vies, nos manières de penser et de créer. Mais l’IA qui crée ou qui innove a-t-elle les mêmes droits que l’Homme qui innove ou qui crée ? D’ailleurs peut-on personnifier l’intelligence artificielle au point de lui reconnaître des droits ? Tel est le débat – presque philosophique – sous-jacent à celui de la création par intelligence artificielle.
Ces dernières années, la conception et la mise au point de nouveaux algorithmes autoapprenant s’est accélérée considérablement. Si bien que de plus en plus de grandes entreprises de la tech déploient désormais leur propre intelligence artificielle1 et souhaitent la protéger par le droit de la propriété intellectuelle.
Mais se demander comment une IA peut-être protégée oblige à définir préalablement ce qu’est une IA. Dans les années 1950, des chercheurs comme Turing ou McCarty commencent à mettre au point les premiers types d’intelligence artificielle, programmes par lesquelles la machine apprend de son expérience et s’adapte aux nouvelles situations. Au fil du temps, l’apprentissage machine (machine learningdeep learning) s’est développé, suivi par l’apprentissage profond (), sous-catégorie du machine learning.
L’apprentissage machine consiste à “entraîner” la machine à (par exemple) reconnaître un chien sur une photo. L’entraînement consiste à montrer le plus possible d’images de chien à la machine, qui sera ensuite capable de reconnaître, sur une photo qu’elle n’aura jamais vue, un animal comme étant effectivement un chien : c’est la capacité de généralisation. Ce mode de fonctionnement a des applications pratiques comme la lecture sémantique de textes, qui sert de substrat à la classification des décisions de justices en bases de données référencées. Mais le problème du machine learning est qu’une fois la machine entraînée à reconnaître des chiens, il faudra la reprogrammer et refaire l’entraînement si l’on souhaite désormais lui faire reconnaître des chats.
C’est pourquoi, depuis 2012, l’apprentissage profond (ou deep learning) s’est de plus en plus développé. Ce mode de fonctionnement repose sur la superposition de couches de « neurones » interconnectés (d’où le caractère « profond » de l’apprentissage). Le deep learning est plus efficace et plus précis que le machine learning, à condition d’être alimenté en données. Chaque couche neuronale a des rôles distincts. Dans l’exemple donné plus haut de reconnaissance de chien sur des images, il faut imaginer que la première couche de neurones a pour mission d’extraire des caractéristiques simples (telles que la présence de contours sur l’image), caractéristiques que la deuxième couche de neurones combinera pour élaborer des concepts de plus en plus abstraits et élaborés, pour qu’enfin la troisième couche prenne une décision : l’animal sur l’image est un chien, ou bien un chat. Ce mode de fonctionnement permet une plus grande liberté de mouvement, puisque la machine apprendra de chaque expérience et sera capable de distinguer de plus en plus d’espèce d’animaux (dans notre exemple), sans nécessairement y avoir été entraînée par l’homme. D’ailleurs, de nos jours, l’intelligence artificielle bénéficie d’une source gigantesque de « nourriture » : le Big Data, dans laquelle elle peut puiser pour s’entraîner et sans cesse s’améliorer et qui est indispensable à son efficacité.
Ainsi en résumé, l’intelligence artificielle est un procédé qui produit lui-même des réalisations ou des concepts. L’intérêt pratique de l’utilisation d’un tel procédé est qu’en étant dépourvu de l’affect humain du chercheur, l’IA est capable d’aller explorer des terrains de réflexion très éloignés de son champ initial de recherche, est capable de trouver des solutions auquel le chercheur n’aurait jamais pensé. C’est la raison pour laquelle l’intelligence artificielle est par exemple très utilisée en matière de recherches pharmaceutiques, pour trouver de nouvelles molécules ou de nouveaux usages thérapeutiques à des molécules déjà connues. Mais lorsque l’on a créé une intelligence artificielle, peut-on empêcher ses concurrents de se l’approprier ?
Avant d’être le « robot » ou la « machine » dont on parle souvent à propos de l’IA, il faut se rappeler que, techniquement, une intelligence artificielle est un programme d’ordinateur. Or les programmes d’ordinateur sont, en droit français, protégés par le droit d’auteur.
Ainsi, selon les articles L.111-1 et suivants du CPI, l’auteur d’une œuvre de l’esprit bénéficie sur cette œuvre d’un droit (le droit d’auteur), ce que l’article L.112-2 13° du même code précise expressément. Toutefois, encore faut-il que l’œuvre soit originale, c’est-à-dire qu’elle reflète l’empreinte de la personnalité de l’auteur, selon la formule consacrée. Une intelligence artificielle sera donc protégée elle-même par le droit d’auteur, à la condition que son concepteur en fasse quelque chose de vraiment personnel, au travers duquel sa personnalité en tant que concepteur pourra s’exprimer et se ressentir.
A priori, si l’intelligence artificielle remplit toutes les conditions de brevetabilité de l’article L.611-10 du Code de la propriété intellectuelle, il n’y a aucune raison de lui refuser la protection par le droit des brevets. Mais le droit français connait un système d’exclusion de la brevetabilité : toutes les découvertes « non-techniques » ne sont pas des inventions au sens juridique2. Ainsi, la brevetabilité des méthodes mathématiques, les principes et méthodes dans l’exercice d’activités intellectuelles et les logiciels sont exclus en tant que tels du champ de la protection par brevet. Ainsi, si une demande de brevet portant sur une intelligence artificielle ne vise que des concepts abstraits (concepts purement mathématiques par exemple), la demande sera rejetée, puisque considérée comme ne portant pas sur une invention. Par exemple, seront refusés à l’enregistrement les demandes portant sur des procédés de classification utilisant le deep learning ou un réseau neuronal, ce qui qui est trop abstrait, donc non-technique.
Il semble donc qu’il faille que la demande de brevet incorporant une intelligence artificielle comporte une part plus importante de « concret ». En pratique, il est plutôt aisé pour le déposant de se référer à un système physique, tangible : il n’y a qu’à indiquer que la demande de brevet vise une invention qui fait intervenir l’intelligence artificielle, au lieu de viser l’intelligence artificielle elle-même. Tel est le cas d’un réseau neuronal équipant un moniteur de fréquence cardiaque (invention technique) et fonctionnement grâce à une IA. Mais attention toutefois, tout n’est pas considéré comme une réalisation technique. Il a été jugé qu’une IA capable de « lire » des textes sémantiquement pour classer des documents n’avait pas de dimension technique et n’était qu’une application linguistique3. Les offices de brevets ont néanmoins souhaité réagir à cette évolution technologique en mettant en place des divisions d’examen mixtes, incluant des examinateurs experts en intelligence artificielle.
Plus encore que la protection de l’IA en elle-même, c’est bien la problématique de la création ou de l’innovation réalisée par une intelligence artificielle qui posera des questions juridiques fondamentales. En droit de la propriété intellectuelle, la question se pose sous deux angles différents. Lorsque l’IA réalise une création artistique (comme un tableau, un roman ou une chanson), peut-on lui attribuer un droit d’auteur ? Et lorsque l’IA produit une innovation technique en trouvant une solution à laquelle aucun chercheur n’avait pensé (comme une nouvelle molécule pour un médicament), peut-on breveter cette innovation ?
L’actualité a fait découvrir au grand public les talents de peintre de certaines IA, qui terminent d’ailleurs la symphonie inachevée de Schubert, devenant elles-mêmes des créatrices, statut qui était jusqu’à présent réservé à l’Homme. Pour créatrices qu’elles soient, les IA sont-elles des auteurs au sens juridique du terme ?
Il semble que non, et qu’une majorité de la doctrine indique que l’auteur est nécessairement une personne humaine4. Cette approche se justifie si l’on considère que la créativité réside dans le processus de création et dans la conscience que l’auteur a de créer. Mais des artistes ayant admis ne pas toujours avoir conscience de réaliser une œuvre lorsqu’ils créaient (du fait de consommation d’alcool ou de drogue par exemple), il faut se demander si la créativité ne résiderait pas plutôt dans l’objet produit. Or cette approche est plus encline à admettre la création artistique par une intelligence artificielle, qui bien qu’elle n’ait pas conscience de créer, produit bel et bien un objet créatif (toujours à condition que cet objet soit original au sens du droit d’auteur).
L’originalité étant l’empreinte de la personnalité de l’auteur, la question qu’il faut alors se poser est la suivante : une intelligence artificielle peut-elle avoir une « personnalité » ? Mais à la réalité, un glissement s’opère de plus en plus, et la doctrine en est venue à retenir que « l’originalité n’est que la nouveauté autrement appréhendée5 ». A partir de là, la production d’une intelligence artificielle, même si elle ne reflète pas sa « personnalité », peut tout à fait être nouvelle sur le marché de l’art, et par le truchement de l’acception moderne de l’originalité, protégeable. Ce n’est pour l’heure que du droit prospectif et le droit français continue aujourd’hui de considérer que l’œuvre d’une IA n’est pas une œuvre. Mais la solution change de par le monde, et nos voisins Outre-Manche ont prévu dans le Copyright Act de 1988 de faire rentrer les œuvres créées par ordinateur dans le champ de la protection.
Enfin, quant à la titularité de l’œuvre créée par l’intelligence artificielle, à défaut de personnalité juridique et patrimoniale du robot, le titulaire des droits sur l’œuvre est nécessairement une personne physique ou morale, qui pourrait être l’utilisateur, le concepteur ou le propriétaire de la machine par exemple6, ce qui pourrait constituer une piste de réflexion pour le droit français.
On dit souvent que les conditions de brevetabilité de l’article L.611-10 CPI sont « objectives » en ce que, contrairement au droit d’auteur, elles ne nécessitent pas l’empreinte de la personnalité de l’auteur, notion grandement subjective. Rappelons qu’est brevetable une invention nouvelle impliquant une activité inventive et susceptible d’application industrielle, en droit français comme en droit européen7.
Tout d’abord, les inventions réalisées par des intelligences artificielles peuvent sans aucun doute constituer des inventions au sens juridique, soit des « solutions techniques apportées à un problème technique ». La pratique fourmille d’exemples, comme Eve, intelligence artificielle développée par l’université de Manchester, qui sélectionne des composants thérapeutiques et a découvert à un anticancéreux connu une seconde application brevetable contre le paludisme.
En outre, la nouveauté sera le plus souvent une condition remplie, de même que l’activité inventive, c’est-à-dire la non-évidence pour l’homme du métier. En effet, si l’invention avait été évidente pour ledit homme du métier, il n’aurait pas eu recours à une intelligence artificielle. Enfin, l’application industrielle pourra dans de nombreux cas – médicament, composants électroniques, inventions génétiques – être satisfaite par l’invention de l’IA. Ces trois conditions remplies, l’invention réalisée par l’intelligence artificielle pourra faire l’objet d’un brevet d’invention.
Et pourtant, l’Office Européen des Brevets (OEB) a récemment refusé l’enregistrement de deux demandes de brevets portant sur des inventions réalisées par Dabus, une intelligence artificielle, au motif que l’inventeur n’était pas une personne physique8, ce qui contrevenait à la règle de l’article 81 de la Convention sur le brevet européen. Cette même position est partagée par l’office britannique des brevets qui retient exactement la même position, pour les mêmes raisons. Cela a même conduit l’office américain des brevets (l’USPTO) a lancer une consultation publique sur la question. La plupart des réponses vont au demeurant dans le sens d’une non-brevetabilité des inventions réalisée par intelligence artificielle. Cependant, force est de constater que de plus en plus d’inventions sont réalisées par des robots. Mais en l’absence de protection par brevet, est-ce la fin de l’innovation protégeable et est-ce que la majorité des inventions sera désormais libre de droit ? L’avenir répondra sans doute à ces questions presque plus philosophiques que juridiques.
En définitive, la création par l’intelligence artificielle ne peut pas faire l’objet d’un droit d’auteur et l’innovation réalisée par l’IA ne peut pas plus bénéficier d’un brevet faute d’inventeur personne physique. Il semble donc que la trop grande dé-personnification de la machine ne l’empêche d’accéder à la propriété intellectuelle. Reste à savoir pour combien de temps cet état du droit positif perdurera. La fiction juridique qui peut faire exister une personne morale fera-t-elle un jour exister une personne robotique ? Affaire à suivre…
1 Qu’elles s’appellent Alexa, Cortana ou Dabus, les IA développées sont souvent prénommées, ce qui contribuent à alimenter le débat sur la personnification juridique des telles IA : peuvent-elles être responsables en cas d’accident de la route provoqué par une voiture autonome, peuvent-elles avoir des droits sur « leur » création… ?
2 Article 52§2 de la convention de Munich et article L.611-10§2 du CPI.
3 Voir les décisions de l’Office européen des brevets n°T-1358/09 et T-0022/12
4 C. Caron, Droit d’auteur et droits voisins, 3ème éd., LexisNexis, p. 46
5 M. Vivant, J.-M. Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 2ème, éd. Dalloz, 2013, n°255
6 le droit britannique désigne l’utilisateur de la machine comme titulaire des droits
7 À l’échelle du droit de l’Union Européenne, voir l’article 52 de la Convention sur le brevet européen (CBE)
8 C. Caron, Intelligence artificielle – Les mésaventures de Dabus au pays des brevets, Communication Com. élect. N°2, fév. 2020.